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Journal

Dans un court essai intitulé Contre l’alternumérisme paru en 2020 et réédité en 2023, Julia Laïnae et Nicolas Alep proposent une critique du système sociotechnique contemporain.

Qu’est-ce donc que cet alternumérisme?

Il nous a semblé important de prendre la plume pour attirer l’attention sur l’inconsistance et le conformisme des différents courants alternuméristes. Car de même qu’il y a eu, au début des années 2000, un altermondialisme – l’espoir d’une autre mondialisation, plus juste et fraternelle, que celle impulsée par les acteurs du capitalisme –, une forme d’alternumérisme est en train d’émerger, au tournant des années 2020.

Laïnae et Alep, 2023, p. 25

Reprise de cet altermondialisme d’hier, l’alternumérisme renverrait selon les auteurs aux attitudes peut-être mieux avisées vis-à-vis du numérique; des attitudes qui chercheraient à faire «le numérique1» autrement qu’avec les technologies dominantes (en dénonçant les plateformes privatrices et centralisées de type GAFAM, la prolifération d’objets connectés, le capitalisme de surveillance, etc.).

Faire mieux, faire autrement (avec le numérique)?

Plusieurs voix se font entendre pour «faire mieux» avec le numérique: logiciel libre et à code source ouvert, plateformes participatives à gouvernance horizontale, applications décentralisées et fédérées, conception dite écoresponsable, etc. Le problème de fond figure justement dans l’énoncé: c’est toujours continuer de faire avec le numérique, avec les conséquences environnementales, mais aussi sociales, politiques et économiques, que de telles réponses engendrent2.

L’alternumérisme ne permet pas de répondre aux enjeux politiques de notre temps. Il ne fait que nous anesthésier, propageant d’une part l’illusion qu’il est possible de vivre intégralement connectés alors que la planète brûle; et d’autre part que cette connexion est la seule voie possible pour cultiver nos relations sociales et faciliter les processus d’émancipation collective.

Laïnae et Alep, 2023, p. 133

Non content de proposer un «autre» usage du numérique (même si celui-ci serait plus «vertueux»), l’essai enjoint d’apprendre3 à ne pas faire avec le numérique, tout court.

Faire mieux, faire autrement (sans le numérique)

À savoir si telle ou telle solution devrait être employée (le choix d’un logiciel libre ou d’une plateforme commerciale, par exemple), l’erreur consisterait à présumer systématiquement qu’une solution requérant un ordinateur est nécessaire. Car une telle présomption contribue à accroître un important biais technicien: plutôt que de réfléchir à la source du problème ou de proposer un changement authentiquement pérenne, on s’appuie sur une forme de solutionnisme technologique. Cette attitude est dangereuse, ayant pour double effet:

  1. de déresponsabiliser le citoyen ordinaire, l’amélioration du vivre-ensemble devenant ainsi l’affaire d’un groupe limité d’experts, d’une certaine «élite» intellectuelle, mais surtout entrepreneuriale et technicienne;
  2. de «déconnecter» l’individu ou la collectivité de la technologie utilisée: il devient difficile, voire impossible de réparer un objet de tous les jours, comme une cafetière connectée dont le fonctionnement repose sur la micro-électronique; une multinationale devient la seule à même de gouverner une plateforme privée ou de réparer (quand cela n’est pas rendu impossible par une forme de sabotage préméditée) les appareils qu’elle vend.

Une critique irrecevable?

Les technologies numériques occupent une place telle (dans la société occidentale, du moins) qu’un retour à un monde pré-numérique apparaît complètement invraisemblable. C’est pourtant ce qui est proposé dans Contre l’alternumérisme: non pas un usage modeste ou réduit, mais bien un non-usage radical des technologies numériques.

C’est la force de cet essai, qui invite à considérer ce que pourrait représenter une telle décrue, une telle sortie du numérique; mais pour cela, il faut d’abord «s’autoriser à l’envisager» écrit Nicolas Alep. Ce qui était devenu une sorte d’évidence largement acceptée, voire une injonction (faire avec le numérique) se transforme en question (faire sans le numérique?) tout en renversant la manière de penser le monde.


  1. «Le numérique»: «Le numérique» est expression fourre-tout qui renvoie à un ensemble très large de choses très différentes (une application pour apprendre les langues, l’horaire des autobus dans un terminal routier, un système hydroponique destiné à la culture de laitues, une plateforme gouvernementale, un cardiofréquencemètre, un drone militaire, etc.). Il est souvent injuste d’en traiter comme d’un phénomène homogène, voire au singulier, car il est éminemment pluriel et affecte toutes les sphères de la société. ↩︎

  2. Conséquences des technologies numériques: Les technologies numériques engendrent des conséquences indéniables, mais celles-ci sont souvent invisibilisées par les multinationales responsables de leur déploiement à grande échelle. L’essai (à lire comme tel, et non comme un texte scientifique) regorge d’exemples les plus absurdes (et donc très évocateurs) de l’utilisation contemporaine des technologies, comme des pommeaux de douche connectés censés limiter la consommation d’eau individuelle, mais dont la présence de composantes électroniques (l’extraction et la fabrication requérant d’énormes quantités d’eau, dans des pays où celle-ci manque d’ailleurs souvent aux populations locales) remet en question non seulement l’existence de bénéfices réels au bout du compte, mais aussi à qui profite le marché de tels objets. ↩︎

  3. Apprendre (au numérique): Peut-être paradoxalement, faire sans le numérique implique d’abord une compréhension minimale de celui-ci; sans quoi, le rejet critique d’une technologie (ou l’adhésion consentie à celle-ci) ne peut se faire que sous voile d’ignorance (technophobie aveugle ou technophilie débridée). Toute technologie a un impact sur le milieu dans lequel elle s’inscrit. Une éducation minimale au numérique apparaît donc essentielle pour assurer les conditions nécessaires d’un vivre-ensemble, d’un dialogue possible entre les différentes parties d’une communauté. ↩︎