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Dans un numéro de la revue Theory, Culture & Society, l’anthropologue Tim Ingold s’intéresse aux surfaces – en particulier, les rapports sociaux entretenus à travers elles. Le concept d’interfacialité pourrait être entendu comme l’approfondissement critique de la superficialité, considérée en et pour elle-même.

L’hypothèse métaphysique est que l’essence des choses et des personnes doit être trouvée à l’intérieur, dans un noyau interne qui peut être rejoint seulement en brisant la coquille externe des apparences derrière lesquelles il se cache. C’est ce présupposé qui nous fait correspondre la surface avec ce qui est «superficiel». C’est pourquoi nous nous méfions des surfaces et de ce qu’elles véhiculent; et c’est pourquoi nous pensons que nous devons percer à travers elles pour arriver à une signification réelle. Mais qu’arrive-t-il s’il n’y a rien sous la surface? Et si les surfaces étaient le site réel de génération du sens?

Qu’est-ce qui se produit de manière singulière au niveau des interfaces?
Interface

Qu’est-ce qui se produit de manière singulière au niveau des interfaces?

Plutôt que d’enjamber les surfaces sous prétexte d’une enquête nouménale (suivant la distinction kantienne entre noumène et phénomène, entre «la chose» essentielle et sa manifestation accidentelle) ou d’un mépris classique pour «les apparences» (auxquelles on associe chimères, tromperies et illusions), Ingold invite au contraire à les investir dans toute leur profondeur:

Ce n’est pas un déguisement, mais une révélation. […] Loin de dissimuler les profondeurs derrière la surface, cela nous permet de sentir les profondeurs dans la surface.

Tim Ingold, p. 104

Les surfaces – celles qui permettent le discours, l’échange, le dialogue – s’avèrent particulièrement signifiantes non seulement parce qu’elles participent directement à construire les rapports aux personnes, aux objets, au monde (interfaces de communication, de visualisation, de programmation, de pilotage, etc.), mais parce qu’elles constituent elles-mêmes le lieu critique d’émergence du sens. Car c’est précisément au niveau des interfaces que la pensée s’énonce (nous réfléchissons avec des interfaces cognitives), que la vie sociale s’anime et s’entrelace, qu’un monde prend forme.

Les interfaces textuelles dans les non-lieux de Marc Augé

D’une plate banalité, non-lieux peuvent néanmoins induire des comportements et des socialités qui sont loin d’être anodins. Pire encore, c’est qu’ils génèrent, parfois massivement, une absence de sens. L’anthropologue Marc Augé relève notamment le cas des «interfaces textuelles», comme les écrans des terminaux bancaires qui font d’implacables «rappels à l’ordre», ou toutes ces «interpellations» qui fabriquent «l’homme moyen»:

Autre exemple d’invasion de l’espace par le texte: les grandes surfaces dans lesquelles le client circule silencieusement, consulte les étiquettes, pèse ses légumes ou ses fruits sur une machine qui lui indique, avec le poids, le prix, puis tend sa carte de crédit à une jeune femme elle aussi silencieuse, ou peu loquace, qui soumet chaque article à l’enregistrement d’une machine décodeuse avant de vérifier le bon fonctionnement de la carte de crédit. Dialogue plus direct mais encore plus silencieux: celui que chaque titulaire d’une carte de crédit entretient avec la machine distributrice où il l’insère et sur l’écran de laquelle lui sont transmises des instructions généralement encourageantes mais constituent parfois de véritables rappels à l’odre («Carte mal introduite», «Retirez votre carte», «Lisez attentivement les instructions»). Toutes les interpellations qui émanent de nos routes, de nos centres commerciaux ou des avant-gardes du système bancaire au coin de nos rues visent simultanément, indifféremment, chacun d’entre nous («Merci de votre visite», «Bon voyage», «Merci de votre confiance»), n’importe lequel d’entre nous: elles fabriquent «l’homme moyen», défini comme utilisateur du système routier, commercial ou bancaire.

Marc Augé, Introduction aux non-lieux, p. 126

Le design d’interfaces, notamment, participe de manière critique non simplement à habiller des objets ou des systèmes, mais très concrètement à fabriquer les relations qu’ils permettent d’entretenir et, par là, participent d’une épistémologie particulière (les objets, le code, ne sont jamais neutres).