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Journal

Qu’est-ce qu’un dispositif?

Citant Michel Foucault, à qui l’on attribue l’une des plus importantes non-définitions du dispositif (puisqu’il ne le définit pas vraiment), le philosophe Giorgio Agamben formule les implications politiques du concept:

En donnant une généralité encore plus grande à la classe déjà très vaste des dispositifs de Foucault, j’appelle dispositif tout ce qui a, d’une manière ou d’une autre, la capacité de capturer, d’orienter, de déterminer, d’intercepter, de modeler, de contrôler et d’assurer les gestes, les conduites, les opinions et les discours des êtres vivants.

Giorgio Agamben, Qu’est-ce qu’un dispositif?, p. 30-31
Le «dispositif» selon Michel Foucault

Ce que j’essaie de repérer sous ce nom c’est, […] un ensemble résolument hétérogène comportant des discours, des institutions, des aménagements architecturaux, des décisions réglementaires, des lois, des mesures administratives, des énoncés scientifiques, des propositions philosophiques, morales, philanthropiques; bref, du dit aussi bien que du non-dit, voilà les éléments du dispositif. Le dispositif lui-même c’est le réseau qu’on établit entre ces éléments […] par dispositif, j’entends une sorte – disons – de formation qui, à un moment donné, a eu pour fonction majeure de répondre à une urgence. Le dispositif a donc une fonction stratégique dominante… J’ai dit que le dispositif était de nature essentiellement stratégique, ce qui suppose qu’il s’agit là d’une certaine manipulation de rapports de force, d’une intervention rationnelle et concertée dans ces rapports de force, soit pour les développer dans telle direction, soit pour les bloquer, ou pour les stabiliser, les utiliser. Le dispositif, donc, est toujours inscrit dans un jeu de pouvoir, mais toujours lié aussi à une ou à des bornes de savoir, qui en naissent, mais, tout autant, le conditionnent. C’est ça le dispositif: des stratégies de rapports de force supportant des types de savoir, et supportés par eux.

Michel Foucault, Dits et écrits, volume III, p. 299

De cet extrait, Agamben en fait la synthèse en trois points:

  1. Il s’agit d’un ensemble hétérogène qui inclut virtuellement chaque chose, qu’elle soit discursive ou non: discours, institutions, édifices, lois, mesures de police, propositions philosophiques. Le dispositif pris en lui-même est le réseau qui s’établit entre ces éléments.
  2. Le dispositif a toujours une fonction stratégique concrète et s’inscrit toujours dans une relation de pouvoir.
  3. comme tel, il résulte du croisement des relations de pouvoir et de savoir.
Giorgio Agamben, Qu’est-ce qu’un dispositif?, p. 2-3

Un dispositif implique des formes de pouvoir tantôt implicites, tantôt explicites. Il en émerge ainsi une dynamique complexe, réticulaire et multiforme, plutôt qu’un objet précis et bien délimité. Sauf que la formulation est si large, si générale qu’elle devient inopérante, car éternellement irréductible. Une telle généralisation efface la spécificité même du concept: si tout est dispositif, comment distinguer ce qui ne l’est pas? Un cadre de pensée plus concret devient nécessaire. (Proposons: celui de programme informatique, en raison de son caractère moral, discursif, mais aussi fonctionnel, exécutable.)

Désubjectivation

Au-delà du concept de dispositif, il y a le danger (la peur?) de la «désubjectivation» qui vient avec la prolifération d’objets techniques. En particulier, Agamben semble enflammé par la profusion naturalisée des téléphones portables:

Ce qui définit les dispositifs auxquels nous avons à faire dans la phase actuelle du capitalisme est qu’ils n’agissent plus par la production d’un sujet, mais bien par des processus que nous pouvons appeler des processus de désubjectivation. … Qui se laisse prendre dans le dispositif du «téléphone portable», et quelle que soit l’intensité du désir qui l’y a poussé, n’acquiert pas une nouvelle subjectivité, mais seulement un numéro au moyen duquel il pourra, éventuellement, être contrôlé; le spectateur qui passe sa soirée devant la télévision ne reçoit en échange de sa désubjectivation que le masque frustrant du zappeur, ou son inclusion dans un indice d’audience.

Giorgio Agamben, Qu’est-ce qu’un dispositif?, p. 44-45

Sans aller jusqu’à la mort du sujet libéral (ce qui était le cauchemar ultime de Norbert Wiener, figure de proue de la cybernétique) aux mains d’un deus ex (computo) machina, Agamben souligne le fait que certains aspects de la vie deviennent, à divers degrés, paramétrés et réduits à des ensembles calculés de contraintes et de cheminements prédéfinis – au mieux, pour permettre à un système politique ou économique de simplement fonctionner, même à vide; au pire, pour perpétuer un système de contrôle deleuzien.

La subjectivité, en tant que condition à l’exercice d’une pensée autonome et locus de l’agentivité, apparaît ainsi comme l’un des piliers humanistes les plus chers à Agamben.