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Journal

Quel est le sens des objets techniques?

Face à une prolifération croissante des infrastructures numériques dont le fonctionnement est s’avère opaque et complexe, Bruno Bachimont évoque une «crise de l’intelligibilité», soit le danger de ne plus comprendre les objets qui nous entourent, et donc l’impossibilité d’avoir une prise sur eux:

[L]a menace sans doute la plus importante réside finalement dans la totalisation du système technique contemporain, quand cette totalisation empêche toute altérité entre les différents systèmes techniques et donc toute friction permettant l’interprétation et la négociation du sens avec les outils et entre les humains. La totalisation […] est devenue clairement palpable avec les technologies de l’information qui ont permis la complexité des traitements et la quasi-instantanéité de leur exécution et de leur transmission. Entre les calculs qu’on ne peut saisir de fait de leur complexité et rapidité, et leurs conséquences qui se constatent dans les systèmes techniques mondiaux (notamment financiers, mais aussi sécuritaires et économiques), nous vivons une crise de l’intelligibilité. Simples jouets de ces systèmes qui possèdent désormais une logique propre de calcul qui échappe même aux concepteurs, nous vivons de plus en plus comme cernés par la menace de la totalisation technique et informationnelle.

Bruno Bachimont, Le sens de la technique: le numérique et le calcul, 2010, p. 177

Bachimont souligne l’éventuelle perte de sens qui résulte de l’obtempération systématique à des «programmes1», de gestes qui ne seraient plus que des réponses passives, voire toutes faites ou attendues, car prescrites ou conditionnées par un dispositif. La technique crée une double tension d’ouverture et de fermeture – ouverture grâce à de nouvelles possibilités techniques (en permettant de faire des choses inédites ou de manière novatrice), mais limitation aussi par celles-ci (lorsqu’elles rigidifient des actions ou n’en autorisent que certaines), d’où la «réduction programmée» contre laquelle Bachimont met en garde – celle qui viderait les choses de sens:

Mais la technique est aussi un instrument pour l’aliénation et l’élimination du sens. On l’a vu, dans la dialectique entre les différentes cohérences qui le constituent, la technique est traversée par la tension opposant et articulant un liberté interprétative, qui se saisit des possibles techniques pour inventer l’avenir, et une réduction programmée qui rapporte l’avenir au résultat calculé par le dispositif.

Bruno Bachimont, p. 69

Néanmoins, l’attitude pessimiste du détermisme technique peut être renversée par les moyens de la litéracie (savoir lire et écrire, «fonctionner» en société, voire se défendre contre beaux parleurs et les faux amis). Sauf qu’il ne s’agit pas simplement de savoir lire, au sens littéral (ou optimal), ce qui est écrit noir sur blanc, encore faut-il savoir interpréter:

Agent de sa liberté par l’interprétation qu’il apporte, ou instrument de son aliénation en devenant l’exécutant du dispositif, l’être humain se trouve pris dans une opposition qu’il doit arriver à composer s’il ne veut pas s’en retrouver prisonnier et perdre ainsi son autonomie.

Bruno Bachimont, p. 69-70

La tension est donc double: la technique, vectrice de nouvelles possibilités, «élimine la liberté interprétative qu’elle permet pourtant». La clé de la «reprise» du sens2 réside donc dans l’interprétation, non pas seulement la liberté agentielle (la possibilité de choisir une option donnée plutôt qu’une autre) mais l’investissement par la conscience de l’individu: c’est la pierre de touche qui permet de sortir du déterminisme programmatique («s’échapper de la programmation immanente aux sitautions et aux choses serait ainsi l’enjeu» annonce Bachimont, p. 29).

Pour cela, il doit y avoir possibilité de lecture mais aussi d’écriture, afin de pouvoir en négocier le sens, source potentielle (mais nécessaire) de conflits et de «rugosités». L’absence de frictions (comme dans le paradigme fort répandu du «sans couture» ou seamless, notamment en conception d’interfaces logicielles) efface la possibilité d’un espace discursif, car n’y offrant aucune prise – devenant ainsi «méprise» à l’égard de l’usagère ou du citoyen en lui dissimulant son fonctionnement.

On se rapproche ainsi du cauchemar cybernétique de Norbert Wiener: sans agentivité, c’est la mort du sujet libéral. Pour Bachimont, c’est là que survient la destitution du sens.

Un objet qu’on se met à considérer comme contenu, comme message (par exemple: le code informatique comme un discours), devient ainsi une structure sémantique dont on peut éventuellement recouvrer le sens, puisqu’il incarne une pensée, scripte des actions, programme un avenir. Le sens s’énonce dans l’écriture d’un programme, s’expose dans sa lecture et, plus significativement, émerge via son interprétation.


  1. Programme: «En effet un programme n’est pas autre chose qu’un dispositif réglant un déroulement dans le temps, le calcul ou l’exécution du programme, à partir d’une structure spécifiée dans l’espace, l’algorithme ou programme.» (Bachimont, p. 167) ↩︎

  2. Reprise: Reprise «au sens où on peut réorienter notre réponse à l’événement, le réévaluer, le réinterpréter dans un horizon» (Bachimont, p. 29). ↩︎