«L’itéracie numérique» dénote l’importance renouvelée d’un outillage intellectuel qui permette de naviguer dans une société de plus en plus informatisée. C’est David M. Berry qui en formule l’expression dans son article de 2015 Subjectivités computationnelles:
Il me semble toutefois que, plutôt qu’à nous concentrer sur l’entraînement et l’apprentissage pratique du numérique […], nous devrions bien davantage réfléchir à ce que lire et écrire peuvent signifier à l’âge de la computation – ce que j’appelle l’itéracie en m’inspirant de l’usage du terme «itération» dans le vocabulaire computationnel. Il s’agit de promouvoir une conception critique du type de «littérature» propre au numérique et, ce faisant, de développer une culture numérique partagée sous la forme d’une Bildung1 numérique.
La «littérature» avancée par David M. Berry n’est ni vaporeuse ni particulièrement spécialisée: elle concerne des questions très concrètes et très variées comme les finances personnelles, la consommation de produits culturels ou l’interaction avec autrui.
En régime numérique, les expériences sont régies par des logiques computationnelles, des algorithmes nourris de données (qui n’ont rien de données) modelées selon des schémas particuliers. Les environnements numériques sont éminemment construits: tout doit être formulé avec les moyens de la computation. Dans un jeu comme Angry Birds où les lois balistiques sont simulées par des modélisations algorithmiques, les vraies lois de la chimie (pour faire pousser le gazon) ou de la physique (qui explique pourquoi les œufs se cassent) ne sont en réalité jamais impliquées mais seulement simulées par des équations mathématiques, des modèles algorithmiques2.
En outre, pour le commun des mortels, dont la vie quotidienne requiert de plus en plus de compétences de négociation et de gestion d’un champ computationnel en expansion constante – qu’on pense aux quantités de données dont relève le suivi de nos revenus et dépenses, de nos accumulations de musiques, films, textes, nouvelles, courriels, caisses de retraites, etc. – le besoin se fera de plus en plus ressentir de développer de nouvelles littéracies financières et techniques, ou plus généralement, une littéracie computationnelle – à savoir ce que j’ai appelé une «itéracie» ou pédagogie computationnelle, à laquelle, par exemple, les humanités numériques pourraient contribuer en développant une conception humaniste des techniques et de la computation.
Bref, c’est tout le quotidien qui se trouve reconstruit du côté des machines (et donc par celles et ceux à qui est confiée cette tâche complexe), si bien qu’avoir une prise sur sa propre vie à travers les environnements algorithmiques implique un certain savoir-lire des objets numériques, une compréhension minimale de leur fonctionnement3, au-delà de la seule représentation graphique qui est donnée à voir – à défaut de quoi, l’agentivité humaine est réduite à un ensemble de clics, de défilements et de gestes balisés par les modalités restrictives des «belles» interfaces léchées-serrées et qui annulent les conditions d’émergence d’un esprit critique.
La visée de l’itéracie numérique est autant philosophique que sociale, et pédagogique que politique: assurer, sinon permettre, la formation d’une «pensée computationnelle» qui devient un moyen (technique) de l’épanouissement de sujets autonomes. Porter attention aux différentes matérialités du numérique; programmer expérimentalement, de manière critique et créative; penser avec du code pour penser autrement l’activité même de pensée: telles sont quelques-unes des ouvertures proposées par le concept d’itéracie.
Bildung: L’auteur cite: «on pouvait réunifier la multiplicité des faits connus au sein d’une science de la culture grâce à la Bildung, l’anoblissement de la personnalité […]. L’université ne produit pas des fonctionnaires, mais des sujets. Telle est la visée de la pédagogie de la Bildung, qui met l’accent sur le processus d’acquisition de connaissance, plutôt que sur le produit fini que constitue le savoir acquis.» (Bill Readings, 1996, The University in Ruins, Harvard University Press, Cambridge, p. 65–67) ↩︎
Angry Birds: L’exemple est emprunté au professeur Jean-Guy Meunier. ↩︎
Fonctionnement d’un logiciel: L’auteur nomme plusieurs concepts fondamentaux à la compréhension du fonctionnement général des logiciels, tels que: boucles, répétitions, et récursions; modularité, encapsulation, couches d’abstraction; nature procédurale, fonctionnelle ou orientée-objet d’un paradigme de programmation. ↩︎