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Dans un texte fameux de 1985, la philosophe Donna Haraway reprend le concept de cyborg, partant du constat que l’humain et la technique ne peuvent pas être distingués de façon nette:

Il est difficile de savoir qui de l’homme ou de la machine crée l’autre ou est créé par l’autre. Il est difficile de savoir où s’arrête l’esprit et où commence le corps dans des machines qui se dissolvent en pratiques de codage.

Donna Haraway, Manifeste cyborg : science, technologie et féminisme socialiste à la fin du XXe siècle

Le cyborg de Haraway dépasse largement la construction science-fictionnesque de l’humanoïde mi-humain, mi-machine; c’est plutôt le point de départ d’une épistémologie déstabilisante qui fait voler en éclats des concepts pris pour acquis dans la pensée occidentale. Elle propose de comprendre le monde où les dynamiques humaines et non humaines s’hybrident – au point où «nous ne sommes plus très sûres de savoir ce qui appartient ou non à la nature […] et nous ne le saurons probablement plus jamais».

Sauf qu’il ne s’agit pas seulement de remettre en question cette seule opposition entre humain et non-humain.

Les cyborgs qui peuplent la science-fiction féministe rendent tout à fait problématiques les statuts de l’homme, de la femme, de l’humain, de l’artefact, de la race, de l’entité individuelle ou du corps.

Donna Haraway, Manifeste cyborg

La philosophie de Haraway problématise un large éventail de dualismes (soi/autre, corps/esprit, nature/culture, etc.) et abandonne les présupposés anthropocentrés (en particulier les logiques de domination patriarcales qui les accompagnent) selon lesquels l’être humain aurait un statut particulier. Le mythe du cyborg bouscule les catégories établies et prépare le terrain au projet politique de Haraway.

De quelle littérature le cyborg est-il le projet?

Quelle est la technologie de la littérature cyborg? Pour Haraway, c’est l’écriture: l’écriture est déjà un geste technologique, mais c’est surtout le lieu où s’inscrivent des pensées, des valeurs, des intentions, et plus généralement des possibilités d’expression. C’est à travers le prisme de l’«inscription» qu’elle défend le cyborg comme porte-étendard de sa philosophie:

L’écriture constitue de façon prééminente la technologie des cyborgs, surfaces gravées de la fin du XXe siècle. La politique cyborg lutte pour le langage, elle lutte contre la communication parfaite, contre ce code unique qui traduit parfaitement chaque signification, dogme central du phallogocentrisme. Voilà pourquoi la politique cyborgienne insiste sur le bruit, défend la pollution, et se réjouit des fusions illégitimes entre l’animal et la machine. Ces accouplements rendent l’Homme et la Femme problématiques, ils subvertissent la structure du désir, force conçue pour générer le langage et le genre, et subvertissent ainsi la structure et les modes de reproduction de l’identité «occidentale», de la nature et de la culture, du miroir et de l’œil, de l’esclave et du maître, du corps et de l’esprit. «Nous» n’avons pas choisi, à l’origine, d’être cyborgs, mais ce choix fonde une politique et une épistémologie libérales qui imaginent la reproduction des individus avant la reproduction plus large des «textes».

Donna Haraway, Manifeste cyborg

Entre une communication parfaitement claire et un langage imparfait, la politique cyborg privilégie celui qui essaierait d’exprimer autre chose; quelque chose d’ineffable peut-être, ou qu’une modalité donnée ne permettrait pas d’exprimer. Elle souligne l’importance d’une diversité immanente, le fait de se manifester peu importe comment on se manifeste (et peu importe que cela soit fait sous forme de texte ou non). Dans une perspective littéraire, on pourrait dire que c’est refuser d’accorder une primauté exclusive au texte (haut lieu du (phal)logocentrisme1). Dans une perspective non littéraire, c’est porter attention aux expressions qui s’écartent des logiques, esthétiques et façons de faire dominantes.

Et ces manifestations plurielles fondent l’une des épistémologies posthumanistes selon laquelle (les posthumanismes ne pouvant être réduit à un seul courant) les dynamiques humaines et non humaines, organiques et non organiques, se croisent, se mélangent, s’hybrident, bref, deviennent indissociables et participent au démantèlement des nombreux dualismes qui feraient obstacle à des pensées libérales, minoritaires, diverses, garantes d’une pluralité des formes de vie (et de non-vie).

Contre la reproduction de l’idéologie dominante

Qui dit hybridation dit reproduction; et la place de choix que fait l’autrice à la sexualité ne semble pas étrangère à cette question:

Les nouvelles technologies affectent les relations sociales qui concernent la sexualité comme la reproduction, et pas toujours de la même façon. Les liens étroits qui unissent la sexualité à l’instrumentalisation, et qui font considérer le corps comme une sorte de machine à maximiser à la fois l’utile et l’agréable, sont décrits comme il convient dans les récits sociobiologiques dépendent d’une vision hautement technologique du corps, qui fait de ce dernier un composant biotique ou un système cybernétique de communication. […] Le sexe, la sexualité et la reproduction jouent un rôle central dans les systèmes mythiques de la haute technologie qui structurent ce que nous imaginons de possible dans nos vies personnelles et sociales.

Donna Haraway, Manifeste cyborg

Pour Haraway, féministe militante, l’immanence des expériences est cruciale en raison de son rôle structurant dans les modèles de pensée. Partant, le paradigme de la reproduction (biologique, mais aussi idéologique) prend un sens différent pour les femmes, qui sont directement concernées par la reproduction (car physiquement impliquées dans la grossesse), et pour des hommes, qui abordent plutôt la question de manière conceptuelle.

Sans conclure – car ce n’est qu’une piste – je garde en tête le paradigme de la reproduction (dans le cadre du «cyberféminisme» de Haraway) pour l’étude des valeurs et idées embarquées dans les systèmes2.


  1. Phallogocentrisme: le terme «phallogocentrisme» a été proposé par Jacques Derrida, référant au privilège spécifiquement masculin d’accaparer l’espace discursif (et en particulier, de privilégier certaines formes de discours plutôt que d’autres). Cette position suppose, comme contrepartie, qu’une expression non logocentrée portée par une femme ou une personne de couleur par exemple, sera d’emblée reçue de manière défavorable. ↩︎

  2. «Systèmes»: que les systèmes soient considérés biotiques ou artificiels, comme des logiciels ou des personnes, ils seront presque certainement toujours les deux, c’est-à-dire cyborg. ↩︎