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Déjà, dans son essai sur la Révolution française, Tocqueville avait expliqué comment l’imprimé, par saturation culturelle, avait homogénéisé la nation française au cours du XVIIe siècle. Les Français étaient les mêmes du nord au sud du pays. Les principes typographiques d’uniformité, de continuité et de linéarité avaient submergé les structures complexes de l’ancienne société féodale et orale. […] Le contraste que Tocqueville fait ressortir entre l’Angleterre et l’Amérique repose clairement sur le fait que la typographie et la culture tyographique sont des facteurs d’uniformité et de continuité.

Marshall McLuhan, Pour comprendre les médias, Points, 2013, p. 32-33

Les effets qu’attribue McLuhan à un média de masse (l’imprimé chez Tocqueville) sont graves et méritent une attention immédiate: un média aurait ce potentiel d’«homogénéiser» un peuple tout entier, et en particulier lorsque ce média atteint le stade d’une «saturation culturelle» (une expression dont le sens mériterait d’être éclairci).

Que disait justement Tocqueville? Par quelle clairvoyance avait-il tiré, au 19e siècle déjà, la conclusion frappante que McLuhan rapporte?

Je ne donnerai qu’un exemple de ceci entre mille. Je trouve dans les rapports faits au ministre sur l’état de la librairie qu’au XVIe siècle et au commencement du XVIIe, il y avait des imprimeries considérables dans des villes de province qui n’ont plus d’imprimeurs ou dont les imprimeurs ne font plus rien. On ne saurait douter pourtant qu’il ne se publiât infiniment plus d’écrits de toute sorte à la fin du XVIIIe siècle qu’au XVIe mais le mouvement de la pensée ne partait plus que du centre. Paris avait achevé de dévorer les provinces.

Alexis de Tocqueville, 1856

Sauf que:

  1. Les observations de Tocqueville, qui déclare dès son introduction se concentrer sur un sujet qui lui est contemporain, étaient erronées (les imprimeurs, pour échapper à la censure royale fort sévère, faussaient les lieux de publication en les attribuant à des villes hors de la capitale, donnant l’impression que la production française tout entière ressemblait à celle de Paris, alors qu’elle venait justement de Paris, ce que le manque de recul historique empêcha Tocqueville de discerner)…;
  2. … et limitées (Tocqueville pose que «tous les hommes […] soient tous exactement semblables les uns aux autres», sauf qu’il ne considère que les hommes des classes supérieures, ceux de la noblesse et de la bourgeoisie, qu’il compare simplement entre eux: «[…] mais, au fond, tous les hommes placés au-dessus du peuple se ressemblaient; ils avaient les mêmes idées, les mêmes habitudes, suivaient les mêmes goûts, se livraient aux mêmes plaisirs, lisaient les mêmes livres, parlaient le même langage. Ils ne différaient plus entre eux que par les droits.» – on ne peut pas dire que Tocqueville avait dissimulé ses œillères);
  3. Et c’est sur cette base chambranlante (car historiquement inavérée) que McLuhan fait une lecture beaucoup trop avantageuse (Tocqueville ne parle d’ailleurs jamais de typographie, seulement d’imprimé et en des termes beaucoup moins spécialisés que McLuhan).

Si bien qu’une telle affirmation:

Car tous les média ont ce pouvoir d’imposer à quiconque n’est pas sur ses gardes les postulats sur lesquels ils reposent. L’art de dominer et de prédire consiste à éviter cet état inconscient de transe narcissique. Le plus important c’est, avant tout, de savoir, tout simplement, que le charme peut opérer au premier contact, comme les premières notes d’une mélodie.

Marshall McLuhan p. 33

à propos des médias (celle «d’imposer à quiconque […] les postulats sur lesquels ils reposent»), aussi attrayante soit-elle, ne dépasse pas le stade de pétition de principe.