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Journal

Dans sa tribune parue dans Le Monde en 2012, Olivier Ertzscheid plaide pour l’importance d’une culture numérique de base. Il ouvre son texte avec une citation de l’emblématique «déclaration de l’indépendance du cyberespace» (1996) de John Perry Barlow, qu’il place côte-à-côte avec des jeunes nés la même année.

16 ans plus tard [en 2012], pour ces natifs du numérique, il ne reste plus rien de cette déclaration d’indépendance. Bien au contraire la plus grande partie du cyberespace est un monde fermé, propriété, contrôlé par le marketing, régi par un carcan de normes arbitraires, de lois liberticides et de technologies “privatives”. Un monde hyperterritorialisé sous le contrôle de quelques multinationales. Apple, Facebook et Google décident seuls et en fonction de leurs seuls critères ce qui est publiable et ce qui ne l’est pas, invoquant le plus souvent le motif de “nudité” ou de “pornographie”, et l’appliquant, par exemple, à la fermeture du compte d’un internaute ayant osé choisir “l’origine du monde” de Courbet comme photo de profil.

Force est de constater que le texte de Barlow a (malheureusement) mal vieilli, de même que cette génération, comme moi née en 1996, qui ne se semble guère se soucier de l’avenir démocratique d’une société toujours plus «intégrée» (le terme vient de la technique) au «cyberespace» (je conserve à dessein ce mot-valise quelque peu archaïque).

Les échanges intimes passent surtout par des applications privées (comme Meta Messenger), la vie sociale se déroule dans les espaces parallèles que sont les Stories de Meta Instagram, des espaces de travail entiers reposent sur les services de Google (les outils d’édition, le stockage des documents, les courriels personnels et professionnels), la même entreprise à qui nous dévoilons presque l’ensemble de la «cartographie» de nos vies (recherches sur le web, itinéraires sur la route). On a le choix entre deux entreprises (Apple et Microsoft) pour le système d’exploitation de son ordinateur. Ces systèmes privés sont ont au moins deux points en commun:

  1. Ils sont transversaux, voire génériques (tout le monde les utilise, dans tous les secteurs d’activité et dans toutes les sphères de leur vie, personnelle et professionnelle).
  2. Ils sont des non-choix, des choix par défaut proposés par l’industrie et que l’éventuelle adoption massive dispense d’alternative.

Le problème de l’«analphabétisme numérique» n’est pas tant qu’une personne ne comprenne rien à l’informatique (c’est d’ailleurs tout à fait normal), mais qu’il devienne impossible pour elle de comprendre le fonctionnement de base de ce qu’elle utilise chaque jour, l’obligeant ainsi à confier un pan entier de sa vie à une entreprise privée aux intérêts hétérogènes (inciter à la consommation, générer des profits). Cette réalité menace grandement la possibilité que les citoyens puissent mener une vie selon leurs valeurs, quand elle ne l’annule pas complètement.

Il y a plusieurs conditions à une saine démocratie. Disons que l’une d’entre elles consisterait à garantir aux individus la possibilité d’un «savoir-agir» – non seulement certaines libertés, mais la possibilité de savoir comment exercer ces libertés. Pour Bernard Stiegler, qu’Olivier Ertzscheid cite dans l’article, cela passe par l’activité de publication:

Enseigner l’activité de publication et en faire le pivot de l’apprentissage de l’ensemble des savoirs et des connaissances. Avec la même importance et le même soin que l’on prend, dès le cours préparatoire, à enseigner la lecture et l’écriture. Apprendre à renseigner et à documenter l’activité de publication dans son contexte, dans différents environnements. Comprendre enfin que l’impossibilité de maîtriser un “savoir publier”, sera demain un obstacle et une inégalité aussi clivante que l’est aujourd’hui celle de la non-maîtrise de la lecture et de l’écriture, un nouvel analphabétisme numérique hélas déjà observable. Cet enjeu est essentiel pour que chaque individu puisse trouver sa place dans le monde mouvant du numérique, mais il concerne également notre devenir collectif, car comme le rappelait Bernard Stiegler : “la démocratie est toujours liée à un processus de publication – c’est-à-dire de rendu public – qui rend possible un espace public : alphabet, imprimerie, audiovisuel, numérique.”

Comprendre le processus de «lire-écrire» (read-write) qui rythme nos vies pour espérer encore pouvoir avoir une prise sur elles.