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Que sont les «non-lieux»?

Dans son essai de 1992, l’anthropologue Marc Augé définit les non-lieux à l’opposé des espaces culturellement signifiants:

Si un lieu peut se définir comme identitaire, relationnel, et historique, un espace qui ne peut se définir ni comme identitaire, ni comme relationnel, ni comme historique définira un non-lieu.

Marc Augé, Non-lieux. Introduction à une anthropologie de la surmodernité, 1992, p. 100

Les non-lieux sont dépourvus de leur teneur historique; ils sont tout à fait interchangeables et oubliables; ils relèvent en somme de la plus plate banalité.

Pourquoi donc leur porter attention?

Précisément en raison de leur surabondance aujourd’hui. La surmodernité réduit souvent les lieux à leur plus utile expression: lieux de commerce, lieux de transit, lieux de consommation, lieux de loisirs – en vidant les lieux de leur histoire et de leur sens, pour n’en faire que des «espaces» plus ou moins abstraits et peu signifiants.

Ainsi, les cliniques et chambres d’hôpital, les autoroutes, les centres commerciaux, les bidonvilles, les chaînes hôtelières, mais aussi des lieux de «voyage» (ceux qu’on visite uniquement «par humeur, par occasion» – on pense aux clubs de voyage et aux tout-inclus) tendent à constituer des non-lieux par excellence.

L’hypothèse ici défendue est que la surmodernité est productrice de non-lieux, c’est-à-dire d’espaces qui ne sont pas eux-mêmes des lieux anthropologiques et qui, contrairement à la modernité baudelairienne, n’intègrent pas les lieux anciens: ceux-ci, répertoriés, classés et promus «lieux de mémoire», y occupent une place circonscrite et spécifique.

p. 100

Il semble que les environnements numériques soient justement producteurs – hyper-producteurs – de non-lieux. La nature générique des grandes plates-formes conduit à des expériences uniformes et transitoires: on clique, on défile, on circule et on erre dans des espaces relativement indifférenciés et où se multiplient les écrans de chargement. La mémoire compte pour peu, car l’éphémère y triomphe.

Les sites web tendent à se ressembler, voire à s’homogénéiser, d’une part; d’autre part, le nom ou l’adresse URL d’un «site» web (qui définissent, voire circonscrivent pourtant celui-ci) semblent perdre une part de leur importance, dans la mesure où la tendance consiste à pouvoir accéder aux contenus par simple clic, par recherche de mot-clé via une plateforme, via un moteur de recherche, voire par simple recommandation algorithmique (dans ce cas, aucun geste à poser). De tels environnements dynamiques favorisent les «amitiés fantôme» (se connaître par «abonnement»); ils substituent la recherche curieuse et active par la consommation passive et insouciante; bref, à l’instar des non-lieux, ils encouragent l’expérience indifférenciée de la multiplicité des environnements numériques.

Pourquoi résister aux non-lieux?

Même si l’Internet est éminemment multiforme (en témoigne le nombre incommensurable de sites web), il semble que la «plateformisation» qui a cours contribue à y étendre le phénomène des non-lieux déjà à l’œuvre.

L’époque regorge de non-lieux, mais leurs conséquences, comme la «désingularisation» des individus et plus généralement l’appauvrissement des expériences, semblent délétères d’un point de vue anthropologique.

Ce constat rappelle l’importance de fabriquer d’authentiques «sites», d’authentiques lieux, dont l’histoire et la culture forgent leur singularité; de promouvoir la diversité, la richesse et la profondeur des expériences plutôt que la visée d’une fin unique, voire purement instrumentale («produire davantage de consommateurs» – avec le réductionnisme qui accompagne une telle injonction).

La réflexion mériterait d’être approfondie – il y aura des suites.