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Tout ce qui appartient au vaniteux est toujours ce qu’on peut trouver de mieux. Sa suffisance lui fait estimer ses demeures, son équipage, ses meubles, ses habits, ses chevaux, ses chiens au-dessus de tous les autres; et il n’est pas difficile de voir qu’il tire du moindre avantage en l’un de ses biens un surcroît d’orgueil et de vanité. Son vin, à l’en croire, a un bouquet plus subtil qu’aucun autre; sa cuisine est plus exquise; sa table, mieux servie; ses serviteurs sont plus habiles; l’air qu’il respire est plus sain; le sol qu’il cultive est plus fertile; ses fruits mûrissent les premiers et sont les mieux formés. Tel objet qu’il possède est remarquable pour sa nouveauté; tel autre, pour son antiquité. […] Comme tout nouvel exemple constitue un argument de plus, et comme le nombre de ces exemples est, sur ce point, incalculable, il semblerait que notre théorie soit amplement confirmée par l’expérience.

David Hume, Dissertations sur les passions, section II, §9

La nature de cette argumentation reflète le style philosophique de Hume, l’empirisme (on tire les conclusions de ce qu’on constate, à partir de vrais exemples). La fin du passage tire sa force d’une apparente régression à l’infini («le nombre de ces exemples est incalculable»); devant le poids d’un argument aussi impressionnant, il semble qu’on ne puisse faire autrement que d’y consentir.

Être amoureux par seule fierté (vanité), ce serait négliger l’autre au profit de son simple orgueil (car l’amour, c’est retrouver l’objet de son orgueil chez l’autre, nous dit Hume). Dans le cas précis d’amour par pure vanité, la perte de l’«aimé·e» est inévitable, puisque le plaisir amoureux n’existe pas pour le bonheur conjoint de chacun des partis, mais bien pour l’orgueil d’un seul. «Perte», car l’aimé n’est plus objet de propriété – non au sens de possession matérielle, mais plutôt au sens relationnel (la relation de l’aimé au Moi est rompue). Cette «perte» engendrerait de la colère, de la tristesse, de l’envie, des sentiments aussi désagréables qu’étonnants, par contraste avec la passion amoureuse, qu’on croirait naïvement bienveillante et compatissante (ce n’est d’ailleurs pas le cas).

Dans l’amour vaniteux, c’est la perte de l’aimé (chez qui est placé l’orgueil de l’aimant vaniteux) qui suscite la colère dont Hume traite plus loin.

Le philosophe est-il en train de nous mettre en garde contre ce piège de l’orgueil en amour (celui d’être amoureux par fierté, par vanité), en nous suggérant donc d’être plutôt amoureux d’une «bonne façon», c’est-à-dire… non vaniteuse?