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Journal

Je suis un lecteur de formes brèves, de textes que l’on peut facilement encapsuler dans de petites fenêtres, généralement éphémères, cliquables et défilables.

Je suis un lecteur pressé, distrait et souvent égaré, un feuilleteur compulsif de fils d’actualité sachant manier sportivement la souris d’ordinateur et jongler avec les multiples onglets de mon navigateur (au grand dam de mon cerveau pourtant monotâche):

clic, clic droit, nouvel onglet, lit, défile défile, zoom, défile, change d’onglet, clic, défile, sauvegarder et lire plus tard, fermer l’onglet, clic, défile changement d’onglet, défile fermer l’onglet clic défile changement d’onglet like clic lire retour défile défile…

…like commente répond changement d’onglet clic défile change d’onglet clic défile défile défile défile défile défile défile.

Jeune, j’aimais tous les types de livres: romans policier, fantastique ou science-fiction; bandes dessinées, drôles ou sérieuses; les gros livres lourds, comme les encyclopédies et les dictionnaires; et même le guide de l’auto malgré le dédain de mes parents.

D’ailleurs, j’aimais les livres sans égard à leur longueur: les courts, les moyens et les interminables.

Aujourd’hui, j’ai l’impression que je n’ai plus le temps: la vie adulte impose des choses sérieuses comme suivre l’actualité quotidienne, le travail et l’université.

Les temps morts sont comblés par le téléphone toujours à portée de main (pour les réseaux sociaux bien sûr) et les séries Netflix le soir.

Toute autre forme de divertissement, de culture, est devenue surérogatoire: ce qui n’entre pas dans une case d’Instagram ou qui ne passe pas dans la boîte post-able de Facebook risque simplement de passer inaperçu, voire de tomber dans l’oubli.

J’ai l’impression que dès qu’on s’écarte de la foire d’information mainstream proposée par les GAFAM, on reçoit instantanément l’étiquette de «geek» – ces gens bizarres qui s’intéressent à des choses bizarres.

Les auteurs et autrices sont des «créateurs de contenus», les lecteurs et lectrices sont des consommateurs (passifs?) d’information.

Les scribes sont des développeur·euses de logiciels, les intellectuel·les sont des chef·fes d’entreprise visionnaires, des leaders d’innovation, des millionnaires à vénérer.

Je me retrouve dans une économie de l’attention dans laquelle chaque geste – click, view, share – est traité comme une transaction, monnayée au plus offrant.

Ce que l’on partage bien se diffuse clairement, et les likes pour le dire arrivent aisément.

«Lire» sur le web n’a plus rien d’innocent; les espaces numériques, avec leurs surenchères d’informations catalysées aux algorithmes de personnalisation, semblent incompatibles avec la douce sérendipité des longs après-midis de Proust.

Les espaces-temps de lectures sont entrecoupés de sollicitations diverses («acceptez les cookies», «abonnez-vous à notre lettre d’information», «activez les notifications», «vous aimerez aussi…»), les contenus sont encadrés de widgets publicitaires et de contenus recommandés.

Les marges des sites web sont parfois plus remplies que la colonne centrale – c’est comme si l’article principal ne servait que de prétexte à ces denses rayonnages vers lesquels glisse inévitablement mon regard.

Au quotidien, je lis surtout de grands titres, des lignes coup de poing, des punchlines; je m’attarde aux textes qui portent un titre choquant, qui me semble radicalement à gauche ou à droite sur le spectre de la binarité.

Je lis souvent que les médias sociaux favorisent la polarisation des débats, c’est-à-dire en faisant la promotion de contenus qui défendent des points de vues radicalement opposés et sans nuances.

Je suis tenté de m’exprimer en dichotomies. Sur le web:

… mais ce serait me faire prendre au jeu que je cherche à dénoncer.

J’écris comme je lis – c’est-à-dire trop vite et parfois sans réfléchir – conséquence peut-être de la grammaire à laquelle j’ai été accoutumé, celle de l’instant, celle de Twitter ou d’Instagram.

Le formatage de la pensée par la technique m’apparaît bien réel, même si je manque de moyens pour bien l’exprimer.

Néanmoins, ce «formatage» intellectuel me préoccupe au plus haut point; loin d’être d’une simple transparence instrumentale, les outils et les plateformes numériques incarnent des valeurs et des choix qui ne sont pas neutres.

Présupposer de la neutralité des outils de lecture et d’écriture constitue à mon avis un écueil important: une interface sans friction donne l’impression d’être transparente, mais elle peut avoir pour effet de rendre l’usager dépendant.

Le pouvoir de la technique me semble aujourd’hui plus important, plus imposant que jamais: une poignée d’entreprises privées ont la mainmise sur les modalités de diffusion de l’information à l’échelle mondiale.

La culture (francophone, entre autres) se retrouve ainsi captive de la langue de Bill Gates et de Mark Zuckerberg.

En conclusion: je suis un lecteur de dispositifs, je cherche à lire les programmes et les sous-textes qui conditionnent un texte donné.


Post-scriptum: ce texte a été publié comme une enfilade de tweets (bien qu’il ait d’abord été rédigé dans un éditeur de texte), d’où sa forme fragmentaire. Il a été présenté dans le séminaire Former des lecteurs donné par Karine Cellard au département des littératures de langue française de l’Université de Montréal.